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Le privilège de Chalo St Mard - Notes complémentaires - Noël Valois (1896)



Annuaire Bulletin de la Société de l'Histoire de France

1896 - T. 33 - 2ème partie

Note complémentaire
sur le
privilège de Chalo Saint Mard
par M. Noël Valois

 

 Il a été longuement question ici-même d'une mystification dont la durée a dépassé les bornes ordinaires. Pendant plus de trois cent ans, les Français descendants, tant par les hommes que par les femmes, d'un certain Eudes le Maire, dit de Chalo Saint mard, ont prétendu jouir d'une exemption totale des tailles et impôts, qui s'est même transformée, à partir de certaine date, en un privilège de noblesse. Les membres de plus en plus nombreux de cette lignée fortunée faisaient passer quittes de tout droit leurs marchandises, quand ils trafiquaient (et la plupart effectivement se livrèrent au négoce), par tous les ports et péages du royaume. Une telle franchise faisait rechercher leurs filles en mariage. Originaires du pays d'Etampes, ils pullulèrent en Ile-de-France, et sans admettre le chiffre exagéré de 20 ou de 30,000 personnes répandues à l'époque de Favyn dans toutes les parties du royaume, on peut remarquer que la lignée d'Eudes de Chalo-Saint-Mard compta au XVIIème siècle, entre autres illustrations, le jurisconsulte René Choppin, le conseiller au Parlement Mathieu Chartier et son petit-fils le fameux premier président et garde des sceaux Mathieu Molé.
En fin de compte, ce privilège, aussi remarquable par sa durée qu'insolite dans sa forme, repose tout simplement sur une charte du roi Philippe Ier, qui, prenant en pitié six orphelins laissé par un de ses serviteurs, ou plutôt un de ses serfs, Eudes, maire de Chalo, mort vraisemblablement au cours d'un pélerinage en terre sainte, leur octroya, vers 1085, la liberté, puis le privilège suivant : leurs descendants mâles, s'ils venaient à épouser les serves du roi, ne tomberaient pas par cela même, comme le voulait la coutume, dans la condition servile.
Ce privilège, même amplifié par certaines clauses dont il y a lieu de suspecter l'authenticité, n'aurait rien qui excédât la mesure de beaucoup de libéralités consenties par des souverains du XIè et XIIè siècle. Il n'a rien non plus qui justifie les prétentions exorbitantes affichées, du XIVè au XVIIè siècle, par les héritiers d'Eudes de Chalo.
C'est pourtant de cette unique source que la supercherie ou l'adresse des uns, aidées par l'aveuglement des autres, ont su faire découler les plus abondantes faveurs. J'ai raconté déjà ce curieux travail de dérivation et d'exploitation. La charte originale, sans doute rédigée sous la forme la plus simple, fut remplacée par un diplôme; on alla emprunter à des actes conservés dans les archives du voisinage leurs formules solennelles, leurs souscriptions de grands officiers. Au diplôme ainsi fabriqué, l'on ne tarda pas à substituer une notice, un acte impersonnel, dont le texte, au moyen de quelques coupures adroites, de quelques discrets remaniements, offrit un sens déjà plus favorables aux prétentions des héritiers; cependant, il présentait avec le texte du diplôme une telle conformité, au moins apparente, qu'elle fut attestée par trois abbés dans le courant du XIIIè siècle. Fort de cette attestation, les intéressés firent disparaitre et la charte originale et le diplôme falsifié; ils ne produisirent plus que la notice, revêtue du sceau des trois abbés, et, à deux reprises, ils eurent l'adresse de faire homologuer cet acte par la chancellerie de Philippe VI. A partir de ce moment, les rois qui se succédèrent en France ne manquèrent pas de renouveller, sur la demande des héritiers de Chalo-Saint-Mard, la ratification déjà faite par Philippe de Valois, et par là même, ils semblèrent consacrer les concessions imaginaires qu'on attribuait à Phlippe Ier. Ce résultat considérable ne suffit pas à l'ambition des membres de la lignée. Ils interprétèrent de telle sorte le texte déjà amplifié de leur privilège, et la royauté, au moins pendant un temps, eut la faiblesse d'admettre si bien leur interpétation, qu'ils en vinrent à afficher et à défendre avec succès des prétentions inouïes. Le plus étrange, c'est que, quand les rois, non encore désabusés, mais choqués néanmoins de l'importance excessive qu'avait prise, en se développant, le privilège de Chalo-Saint-Mard firent mine ou de le restreindre ou de l'abolir, les représentants de la lignée tinrent tête à la royauté, trouvèrent des appuis dans la cour, et malgré des édits, des ordonnances formelles, parvinrent à sauvegarder durant de longues années leur immunités scandaleuse.
J'ai eu récemment sous les yeux d'importants documents relatifs à cette franchise, qui m'avaient échappé lors de mes premières recherches. C'est, d'une part, un recueil d'actes formés, vers le commancement du XVIè siècle, par un membre de la lignée; d'autre part, un factum , composé en 1600, pour emêcher l'enregistrement de lettres royales attentatoires aux franchises de la lignée. Ces documents ne seront pas, je le crains, de grande utilité aux défenseurs (s'il en existe encore) du privilège de Chalo-Saint-Mard; mais ils permettront de compléter et de préciser sur quelques points l'histoire d'un abus mémorable.
Une des principales causes qui contribuèrent à perpétuer la franchise des héritiers de Chalo, c'est qu'ils avaient intéressé à leur cause le grand maître des requêtes de l'Hôtel, et qu'ils portaient devant cette juridiction, éminemment favorable, tous leurs différents avec les agents du fisc ou avec les fermiers d'impôts. J'avais relevé effectivement, au XVIè siècle, une longue série d'arrêts ou de lettres patentes désignant les maîtres des requêtes comme gardes, conservateurs et juges, à l'exclusion de tous autres, du privilège de Chalo-Saint-Mard. Mais j'ignorais sur quel fondement s'appuyait cette attribution de compétence, et à quelle date elle remontait. Or, le recueil manuscrit que le crois devoir signaler, véritable cartulaire de la lignée d'Eudes de Chalo, contient des lettres de committimus parfaitement en règle, délivrées aux descendants d'Eudes de Chalo, à Blois, par Charles VII, le 22 septembre 1438. C'était l'époque de l'aveuglement complet de la royauté à l'égard des prétentions de la lignée d'Eudes de Chalo. Le roi s'apitoie, dans cet acte, sur les vexations que les hoirs de Chalo souffrent de la part des représentants du fisc, et, afin de couper court à ces persécutions, il nomme comme juge de leurs procès et comme gardien de leurs franchises les maîtres des requêtes de l'Hôtel. Détail bon à noter : ces lettres sont rendues sur la demande de Jean Godin, de Guillaume Aloire, demeurant à Etampes, et de Jean Papillon, demeurant à Chalo-Saint-Mard, "ordonnez et establiz à la garde desits privilèges." L'institution des "gardes de la franchise", qui fonctionnait encore sous Louis XIII, remonte donc au XVè siècle.
Pour se rendre compte des proportions qu'avaient déjà atteintes, au commencement du XVIè siècle, les prétentions de la lignée, il suffit d'ailleurs de feuilleter le recueil manuscrit qui, entré avec les livres de Colbert dans la Bibliothèque du Roi, est conservé aujourd'hui sous le n° 5029 du fonds français à la Bibliothèque Nationale. En faisant abstraction : 1° des onze premiers feuillets, qui contiennent un traité, rajouté après coup, de Instabilitate principum; 2° d'un cahier, de format plus petit, sur lequel je reviendrai bientôt, et qui a dû être intercalé, au XVIIè siècle, entre le feuillet 12 et le feuillet 13 du manuscrit original (ancien foliotage), il est aisé de reconnaître que le recueil en question dut être formé, pour un nommé Jourdain Valton, entre les années 1499 et 1515. La plupart des actes transcrits dans ce recueil se rapportent, en effet, aux procès et affaires de ce Valton. De plus, quelques uns des acte qui l'intéressent directement y sont précédés d'une rubrique où il parle à la première personne : "Double des lettres de mon aprobamu de ma franchize ..." (fol. 78r°). "Double de ma commission de MM. des Requestes de l'Ostel ..." (fol. 79 r°). "Double de ma lettre de hausse de l'Ostel de ceste ville Paris ...", (fol. 84 r°), etc. Enfin, en ce qui concerne la date, on lit au fol. 35 r° : "Comment le roy Louis XIIème de ce nom, en ce present an IIIxx XIX, conferma lesditz previlleiges ..." Et au fol. 36 r° : "Comment le roy Françoys premier de ce nom, en ce present an mil cinq cens et quinze, conferma lesditz privileges." D'où l'on doit conclure que ces lignes furent écrites les unes en 1499, les autres en 1515, et l'inspection générale du volume prouve que ces deux années peuvent être considérées comme les dates extrêmes de la composition du recueil.
Qui était donc ce Jourdain Valton ? - Un "ferron" comme on disait alors; un simple marchand de fer, bourgeois de Paris, qui n'avait même dans ses veines aucune goutte du sang d'Eudes de Chalo, mais qui, en la personne de Catherine Aleaume, avait épousé une fille issue de la fameuse lignée, et qui, pour ce seul motif, se proclamait exempt de toutes les tailles, impôts et droits de péage quelconques qui eussent pu entraver son commerce. Nous assistons ici à l'éclosion d'un système ingénieux qui prétend que la femme, dans la lignée de Chalo, non seulement transmet son privilège à ses enfants, mais le communique à son mari. Cette prétention, directement contraire au texte de la charte de Philippe Ier, même dans sa forme altérée, nous la voyons admise sans conteste dès le XVè siècle. Jourdain Valton ne semble avoir aucune peine à faire triompher son sytème. Les nommés Jean Dantelu et Michel Péronille, "jurés, commis et ordonnés par justice à régir, garder et gouverner les droictz, franchises et libertez, jadis donnés par les roy de France à feu Eude le Maire," témoignent devant notaire qu'il peut jouir de la franchise à cause de Catherine sa femme et leur déclaration est aussitôt constatée dans des lettres du prévôt d'Etampes du 4 décembre 1496. Les maîtres des requêtes de l'Hôtel s'inclinent, à leur tour, devant les "droits" de Jourdain Valton le 5 janvier 1499. Le 14 décembre 1500, Louis XII mande au prévôt de Paris et aux élus de faire respecter ces "droits" par les fermiers des impôts, "sur certaines et grans peines;" après quoi Jourdain Valton se fait délivrer des lettres exécutoires du prévôt de Paris en date du 30 décembre. Et le voilà qui tient tête à tous les collecteurs d'impôts. L'extension de son commerce le met en rapports journaliers avec une foule de fermier de péages; aucun ne voit jamais la couleur de son argent. Ils regimbent cependant, saisissent sa marchandise, rédigent des mémoires : 

"... Et avons nostre papier extraict de la Chambre des comptes; auquel papier sont nommés tous les francs et exemps dudict acquict : entre lesquelz n'est faicte mencion aulcune de ceulx de ladicte lignée de Challo Sainct Mas. Et plusieurs qui  s'en sont nommez de ladicte lignée ont plusieurs foys passé par ledict acquit denrées et marchandises, mais tousjours ont payé. Et nous sembleroit fort estrange, et bien prejudiciable pour le droict du roy, que ung marchant publicque qui se dira de ladicte lignée puisse faire passer et mener par lesdicts acquitz pour .xx ou .xxxm. frans de marchandise par chascun an sans riens paier : où le roy seroit fit interessé, car c'est son vray domaine ..."

Mais ils n'ont pas le dernier mot. Jourdain Valton plaide et l'emporte devant les Requêtes de l'Hôtel, ou devant le Parlement, contre les fermiers de Melun et de Corbeil, contre ceux de Moret, de Saint-Mammès et de Villeneuve-le-Roi, contre ceux de Lagny et d'Etampes, contre  ceux de Saint-Denis, de Maison-sur-Seine, de Conflans, de Mantes et de Meulan, contre ceux de Vernon et d'Andely, contre les péagers de Nemours et de Sens, etc., etc. Les proportions du recueil qu'il a fait rédiger attestent le nombre de ses victoires.
Là ne se bornent pas, à l'époque de Louis XII, les prétentions d'un marchand marié à une descendante d'Eudes de Chalo. Il se déclare noble; et, bien que les actes royaux gardent le silence sur ce point délicat, le manuscrit de Jourdain Valton fournit, à cet égard, la matière d'observations instructives.
Tout d'abord, il s'agissait d'effacer le souvenir gênant de la condition servile dans laquelle avait sans doute appartenu l'auteur de la lignée. Eudes, maire de Chalo, n'est plus un serf de Philippe Ier obtenant de la bienveillance royale l'autorisation de visiter les lieux saint; c'est un dévoué serviteur du roi qui rend à la monarchie le plus signalé service, en accomplissant un voeu fait par Philippe Ier lui-même. Le monarque capétien aurait promis à Dieu de se rendre au saint sépulcre; mais les soins du gouvernement le retenaient en France. Par bonheur, Eudes de Chalo, son serviteur, son familier, dégage sa parole royale et acquitte sa dette envers Dieu. Tel est le premier état d'une légende qui n'a fait que s'embellir ensuite.
Dans un factum de 1600, sur lequel je reviendrai tout à l'heure, on lit bien cet étonnant récit, dont se retrouve l'écho chez plus d'un historien moderne : 

"Philippe  Ier, pressé par des grandes factions et divisions et telles qu'estants reduicts aux dernieres apprehensions de l'extremité, eust recours à Dieu, comme au seul protecteur du debris de ses affaires, feit ung veu solennel d'aller à pied, armé de touttes pieces, le casque en teste, la visiere baissée, l'espée ceinte au costé, chargé de sa cotte d'armes, et habillé de mesmes qu'il se trouvoit ès batailles, visiter le sainct sepuclhres de Nostre Sauveur en Hierusalem, où il se rendroict ses voeux et aspendroict ses armes à ce sainct temple, qu'il enrichiroit de beaux et grandz presens. Ayant receu le secours qu'il avoict plus tost desité qu'esperé pour l'accomplissement de ce voeu solennel en promesse, singulier en sa forme et miraculeux en ces effets, et luy estant impossible de faire ce long et penible voyage, mesmes ce royaume n'estant ancores bien afermez par un esmotion sy recente, Eudes le Maire, l'un des domesticuqes du roy, entreprit ce voyage et le paracheva à pied, en deux ans entiers, armé des propres armes de Sa Majesté, qu'il laissa au sainct temple, où elles demeurerent longues années après, avecq ung tableau gravé en airain, auquel fut représenté le discours du voeu et du voyage, comme ung aultre Vejanius, après avoir attaché ses armes à la porte du temple d'Hercules. Peu de temps après son retour, ayant enduré mille fatigues et incommoditez, il decedda."

Si, à l'époque de Jourdain Valton, l'imagination des héritiers de Chalo n'avait pas encore inventé tous ces détails attendrissants, déjà l'on se faisait une idée élevée de la personnalité d'Eudes le Maire; et, le Parlement, dans une ordonnance du 24 juillet 1500, ayant par mégarde qualifié l'auteur de la lignée de "charbonnier de Challo Sainct Mas," le compilateur du ms. français 4029 n'eut garde de laisser passer cette allégation inconvenante; en marge de l'ordonnance, il écrivit : "Il n'a pas, de vray, de charbonnier : car il estoit vray gentilhomme et noble."
C'est bien effectivement sous les traits d'un chevalier que l'auteur de la lignée est représenté dans le feuillet 29 du manuscrit de Jourdain Valton, et, au dessous du portrait, on voit ses armes : de sinople bordé d'or à l'écu en coeur de gueules bordé d'or et chargé d'une feuille de chêne d'argent. Dans cette peinture, un roi se France, assis, couronne en tête, sceptre en main, remet une charte à un chevalier tout bardé de fer, qui fléchit le genou. Derrière lui, une femme, la tête couverte d'un voile noir, conduit par la main son jeune fils et est suivie de ses cinq filles. C'est exactement le sujet traité dans un tableau sur bois du XVIè siècle qu'à reproduit Montfaucon. 

Reproduction de Montfaucon :

Montfaucon : Eudes le Maire recevant la franchise de la part du Roi

Légende indiquée à l'encre rouge dans le recueil de Jourdain Valton :

Comment Phelippes le Bel, roy de France, filz du roy Phelippe III, qui fut filz M. sainct Loys, lors regnant, pour amour et charité en reverence et honneur du Sainct Sepulcre d'oultre mer, ouquel il c'estoit voué, eust donné charge et envoyé pour faire ledit voyaige à pies, tout armé, ung nommé Eude Lemaire, son serviteur et famillier, et pour la charge qu'il avoit tant de mesnaige que de femme, quatre filles et ung filz, lesquelz il princt en sa garde, et, pour le rescompencer, eust laissé, donné et liberallement octroyé ausditz Eude la Maire et sadicte demme et ceulx de leur postérité, consanguinité et ligne nés et à naistre, tant masles que femelles, previlleges qu'ilz feussent francs et exemps de leurs denrées et marchandises de toutes coustumes, imposicions, travers de pontz, passaiges, peaiges, aides, huitiesmes, quatriesmes et autres subventions quelzconques par tout son royaume de France, ainsi comme on pourra veoir plus à plain par les chartres qui sont dedens ou Palais et au[x] Requestes de l'Ostel. Et regna ledit Phelippes le Bel trente huit ans. Et ont esté depuis confermez lesditz privelleiges par tous les roys de France, qui depuis ont esté, comme il appert cy-après.
 

 

 C'est aussi, à part quelques variantes, la même composition qui se retrouve dans treize autres peintures du même manuscrit. Elles représentent les confirmations de privilèges accordés successivement aux descendants d'Eudes de Chalo par tous les rois de France, de Louis X à François Ier : les rejetons du serf d'Eudes y sont figurés sous les traits des personnages revêtus d'une cotte et d'un manteau; tous ont près d'eux leurs armoiries. Enfin le chevalier superbe qui figure au fol. 72 V°, armé de pied en cap, et tout reluisant d'or sur ses genouillères, sur ses solerets, sur son haubert de mailles, sur sa cotte d'armes, sur le pommeau de sa longue épée et jusque sur le cimier de son casque, ce guerrier, tenant en main un parchemin roulé, n'est autre que le marchand de fer Jourdain Valton lui-même, ainsi qu'on le voit par l'écusson peint au-dessous de la figure; on y reconnaît, avec les armes d'Eudes de Chalo-Saint-Mard, celles qui s'était attribuées l'époux de Catherine Aleaume.
En passant du receuil de Jean Valton au factum de l'an 1600, reproduit ci-dessous, nous quittons le temps de la grande prospérité des hériters de Chalos-Saint-Mard, pour nous transporter à une époque où leur franchise, battue en brèche, ne résiste plus que grâce à de puissantes protections. Déjà, sans parler des lettres de François Ier, de Henri III et de Henri IV que j'ai signalées ailleurs, des déclarations royales avaient été obtenues contre les hoirs Chalo, en 1587, par les habitants d'Orléans, en 1588 par ceux de Melun, en 1597 par ceux de Puiseaux. Enfin, les habitants de Chartres venaient, en mars 1600, d'obtenir des nouvelles lettres de Henri IV, obligeant les héritiers d'Eudes le Maire à contribuer aux impôts : c'est pour empêcher l'enregistrement de ces dernières lettres au Parlement que les gardes du privilège de Chalo-Sain-Mard firent rédiger, au mois de juillet 1600, le curieux factum dont j'ai cru devoir placer le texte ci-après sous les yeux du lecteur.
Si les temps sont plus durs, l'assurance des membres de la lignée est toujours la même. Ils n'ont pas voulu démordre d'aucune de leurs prétentions. Ils célèbrent plus que jamais le service rendu par leur ancêtre à Philippe Ier. Pour mieux déguiser l'humble origine d'Eudes le Maire, ils substituent dans une charte primitive aux expressions cujus famulus erat les mots de familia regia, qui leur semblent impliquer quelque emploi dans la domesticité royale. Ils affirment que ce privilège est "un pacte d'annoblissement". Ils vont jusqu'à écrire cette phrase étonnante : "Il y a peu de nobles qui aient de plus grandes preuves et confirmation de leur noblesse que ceux de ladite lignée". On ne sait, d'ailleurs, qu'admirer le plus de leur naïveté ou de l'ignorance des gens auxquels ils s'adressent, quand, en regard d'un texte latin qu'ils ne se donnent même pas la peine de falsifier, ils mettent une traduction signifiant exactement le contraire : Si vero servi regis feminas de genere heredum Odonis maritali lege duxissent, ipse cum heredibus suis de sevitute tegis essent. Si un serf, traduisent-ils épouse une descendante d'Eudes le Maire, le serf et ses héritiers seront affranchis de la servitude du roi. Un peu plus loin, ils déclarent que les femmes issues d'Eudes de Chalo "affranchissent et annoblissent leurs maris".
Je dois dire que leurs adversaires leur donnaient beau jeu, faute d'employer des arguments vraiment toniques. Ils ignoraient la fausseté du diplôme de 1085; ils ne semblaient pas s'apercevoir de la contradiction existant entre les termes de la concession et la prétention des concessionnaires. Toute leur argumentation était fondé sur la date du privilège, comme s'il n'eût eu d'autre défaut que son extrême ancienneté, et sur le nombre excessif des membres de la lignée. Les interessés répondaient à ce dernier reproche que leur nombre n'était alors que de deux cent cinquante trois : ils entraient dans le détail et donnaient pour chaque ville le nombre exact des membres de la lignée. Ils se faisaient fort de justifier ce dénombrement par leurs registres où l'on inscrivait, disaient-ils, exactement les noms, qualités, âges et demeures de tous les descendants d'Eudes le Maire. Ces registres avaient été compulsés, paraît-il, en 1587 et 1596, en exécution d'arrêts du Parlement. Enfin, en 1598, les commissaires envoyés par les provinces pour la révocation des exemptions indues n'avaient trouvé, dans tout le royaume, que quinze personnes jouissant, en vertu du privilège de Chalo-Saint-Mard, d'une exemption totale d'impôts. Il nous est difficile de contrôler l'exactitude de ces renseignements, alors qu'au même moment les adversaires du privilège évaluaient à 7 ou 8,000 le nombre des membres de la lignée. Je ferai seulement observer que, deux ans plus tard, en 1602, les gardes de la franchises eux-mêmes accusaient trois cent cinquante membres environ, soit une centaine de plus qu'en 1600.
De fait, la fiction triompha, une fois de plus, dans la pratique. Henri IV, par son édit de mars 1601 crut porter un coup définitif au privilège de Chalo-Saint-Mard; mais celui-ci survécut, et, longtemps encore, les victoires financières remportées par les héritiers d'Eudes de Chalo prouvèrent la vitalité d'une tradition fondée sur l'ignorance et le mensonge.

N. Valois 

 

 Pièces justificatives :


 

 

Source : Gallica

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